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L’Autre qui n’existe pas… préalable au désir (de l’analyste) ? Julie Billouin – Place analytique 03-03-2025

L’Autre qui n’existe pas… préalable au désir (de l’analyste) ?

Julie Billouin – Place analytique 03-03-2025

 

 

 

Argument

 

Puisque ce point – l’Autre n’existe pas – a fait débat lors de notre première rencontre de l’année, je propose de le déplier et de l’articuler au désir, thème que nous avons choisi pour l’année : désir du sujet, tel qu’il se révèle et se construit dans la cure, mais aussi désir du psychanalyste.  

 

Cette formule de l’Autre n’existant pas, léguée par Lacan, se prête à diverses interprétations, que je vous proposerai de discuter ensemble, en lien avec la clinique et avec la traversée ultime d’une cure analytique. Car c’est à ce point terminal de la cure que je situe cette révélation de l'Autre n’existant pas, concomitante de la traversée du fantasme, elle-même ouvrant sur le point d’angoisse à franchir pour, d’une part, parvenir à sauver puis à assumer son désir (indépendamment de l’Autre du fantasme, qui en faisait le bouchon), et, d’autre part, parvenir à occuper la position de psychanalyste, témoin d’autres traversées de sujets perdus quant à leur désir.  

 

C’est ainsi que cette question de l’Autre, et de sa réduction à sa pure fonction symbolique, je la propose pour penser la fin de la cure analytique et comme préalable au désir du psychanalyste.  

 

 

J’ai souhaité reprendre ce point fondamental de la question de l’Autre, qui a fait débat la dernière fois, mais je n’avais pas eu le temps de vraiment le développer. Je le reprends donc plus en détail ce soir car c’est un point qui me semble tout à fait fondamental, d’abord pour parler de la traversée analytique en soi mais surtout, parce qu’il me semble que c’est un point indispensable si nous voulons parler du savoir de l’analyste, comme il en est question à Place analytique, et plus largement, si l’on veut parler de la position, de la fonction et de l’éthique du psychanalyste.

D’ores et déjà, énoncer que l’Autre n’existe pas n’a pas pour visée de dévaluer ce qu’il en est de ce lieu de l’Autre, lieu du langage, lieu du symbolique, lieu de l’inconscient aussi ; mais au contraire de mettre en exergue sa pure fonction logique à laquelle nous, êtres parlants, sommes tous soumis. C’est un préalable qu’il serait impossible de remettre en question en tant que psychanalyste, ou même en tant qu’être parlant tout court. L’inconscient est le discours de l’Autre. Le désir est le désir de l’Autre. Ainsi, « il n’y a donc pas de contradiction entre l’effectivité de l’Autre, comme lieu du signifiant, et son inexistence, en tant que ce lieu est marqué d’une incomplétude foncière où la cause du désir du sujet trouve son gîte[1] ».

Je pose donc d’ores et déjà le fait que l’inexistence de l’Autre n’est pas son absence ; que l’Autre n’existe pas n’est pas incompatible avec l’Autre comme lieu des signifiants.

 

J’articulerai pour ce soir la question de l’Autre avec le désir, mais cela exigera une petite promenade autour des notions clés, entre autres, de symptôme, fantasme, angoisse, traversée analytique et, in fine, du désir de l’analyste. J’insisterai davantage aujourd’hui sur l’importance de ce syntagme « l’Autre n’existe pas » dans le positionnement éthique du psychanalyste et la conception de la cure analytique que cela suppose puisque c’est d’avoir accédé à ce savoir-là, l’Autre n’existe pas, qui lui permet de tenir une position de semblant, une position de semblant d’objet a, ou de semblant de figure de l’Autre, ou bien de semblant d’Autre barré, et de ne jamais s’en croire le dépositaire.

 

L’Autre n’existe pas, si on l’entend littéralement, en termes d’existence, il n’existe pas puisqu’il est un lieu, celui du signifiant. C’est un lieu et donc, ce n’est pas un objet, on ne le trouve pas dans la Nature. Ce n’est pas non plus quelqu’un, il n’est pas incarné, de chair et d’os. Néanmoins, ce n'est pas parce qu'il n'existe pas qu'il n'est pas opérant (sur le sujet, le corps, les liens sociaux, etc). Puisque l'Autre, c'est le langage. Il est donc déterminant... mais il n'existe pas. J’insiste là-dessus car il est possible de mal interpréter une telle formule. Comme si l’Autre du langage, la batterie des signifiants, la fonction symbolique, de loi et d’opérateur de castration n’était pas primordiale, déterminante, essentielle. Rien à redire là dessus. Nous sommes, en tant que sujets, déterminés par cet Autre. Même, nous sommes devenus sujets du fait de cet Autre. Mais, l’Autre est frappé d’inexistence et, pas seulement, il est également d’incomplétude et d’inconsistance. Ce sont trois manques épinglés par Jacques Lacan qui concernent l’Autre et qui ne signifient pas son absence. L’Autre n’existe pas veut dire que l’Autre n’est pas un tout[2].  C’est un Autre où se situe une place vide comme lieu de la jouissance, et c’est ici même que se loge le désir et le manque-à-être. Ce lieu qui s’évide, je pose la question pour plus tard, n’est-ce pas justement l’opération même de la cure analytique ?

 

« L'Autre n'existe pas », qui est une manière de nommer l’athéisme psychanalytique, ce n’est donc pas de moi mais de Lacan lui-même, et de quelques autres après lui. Beaucoup de psychanalystes l’ont repris, souvent sans en donner de référence précise. Il faut dire qu’il faudrait bien plus qu’une soirée pour en faire le tour car ce syntagme, ces quelques mots alignés, exigent presque de lire l’ensemble de la théorisation lacanienne et d’en repérer les nuances. Puisqu’à maintes précises, Lacan a parlé du manque de l’Autre, de différentes manières, qui ne sont pas forcément équivalents mais qui se rejoignent. Citons par exemple il n’y a pas d’Autre de l’Autre, ou encore le S(A) représentant le manque dans l’Autre ou encore, la chute du sujet supposé savoir. La formule littérale « l’Autre n’existe pas » est essentielle mais peu de fois mentionnée par Lacan. Elle a gagné en popularité suite au séminaire de 1996 de Jacques-Alain Miller et Éric Laurent, intitulé « L’Autre qui n’existe pas et ses Comités d’éthique ».

 

La thèse de l’inexistence de l’Autre apparaît textuellement chez Lacan dès le début des années 1960. Elle est mentionnée explicitement, par exemple, deux fois dans son article « Subversion du sujet et dialectique du désir » : « l’Autre n’existant pas[3] », et « l’Autre n’existe pas »[4]. Puis, au début des années 1970, dans son séminaire L’envers de la psychanalyse, Lacan fait cette devinette à son auditoire : « Qu’est-ce qui a un corps et qui n’existe pas ? Réponse – le grand Autre »[5]. Egalement, quelques temps auparavant, dans le séminaire VI, La logique du fantasme, Lacan évoquait toujours ce même élément de structure : le manque de l’Autre où se situe le désir[6]. Selon Nicolas Guérin, « le manque de l’Autre, qui rend l’Autre inexistant, peut être entendu d’au moins deux manières. L’Autre qui n’existe pas est l’Autre qui manque, soit qui est incomplet, entravant ainsi la possibilité que l’Autre soit Un, y compris sous la forme d’un Autre de l’Autre. Mais l’Autre est aussi le lieu du signifiant qui fait "inexister" le référent. En ce sens, l’Autre inexistant serait à entendre comme l’Autre qui manque d’existence dans la mesure où l’Autre n’est pas le réel qui, lui, existe.[7] »

 

C’est sur ce point précis que désir et demande sont tout à fait distincts puisque la demande de l’Autre, elle, « fait exister l’Autre comme Un, à travers la volonté de jouissance que le sujet lui impute dans le fantasme ou dans le délire. L’objet a, condensateur de jouissance dans le fantasme ou dans le délire, vient à la place de l’inexistence de l’Autre[8] ». Ainsi, vous pressentez le lien qu’il y a entre la traversée du fantasme, le fantasme étant une machinerie à faire exister l’Autre pour obturer le vide structural, le fantasme venant ainsi faire confusion entre demande et désir de l’Autre pour mieux le faire consister. Le névrosé croit pouvoir venir combler le désir de l’Autre alors qu’il ne fait que répondre à sa demande, fantasmée ou non. La traversée du fantasme nous offre alors un certain aperçu de la supercherie qui s’appelle la névrose et de tous les artifices dont elle se gave : la religion, les objets, les structures de toutes sortes, le transfert également, c’est ici que cela nous concerne. Le transfert a pour visée dernière la traversée du fantasme, la reconnaissance de l’inexistence de l’Autre qui se matérialise notamment, mais pas seulement, par la chute du sujet supposé savoir et la chute de l’objet a dont l’analyste s’en faisait le semblant.

Lacan dira d’ailleurs que l’amour – envers Dieu dans la religion mais aussi bien envers son psychanalyste dans le transfert – est une résistance à l’aperception de l’inexistence de l’Autre, puisqu’en l’aimant je prouve à l’Autre qu’il existe[9]. Ce point-là mérite d’ailleurs une grande attention, car Lacan dit en l’aimant je prouve à l’Autre qu’il existe et non que j’existe, ce qui fait que l’enjeu de l’amour envers l’Autre (tout comme le transfert donc) viserait à empêcher « non pas que je réalise que l’Autre n’existe pas, mais que l’Autre réalise qu’il n’existe pas »[10]. Ce point, Jean-Jacques Rassial, qui a très finement travaillé la question de l’Autre, le propose comme propre au symptôme, celui-ci étant probablement « la cicatrice laissée chez chacun par l’inexistence de l’Autre »[11]. C’est un point un peu fastidieux à développer, nous pourrons y revenir dans la discussion si vous le souhaitez.

Lacan noue ainsi la névrose de transfert et la religion, et fait de la culpabilité du névrosé le résultat de cette part de jouissance irréductible – dont la névrose comme la religion tente d’en décharger le sujet – qui revient foncièrement à la charge du sujet faute de pouvoir l’imputer à un Autre qui n’existe pas. Faire exister un Autre, soit à travers la figure de Dieu, soit sous la forme de l’Autre du fantasme est un mécanisme qui tente d’exonérer le sujet de sa part de jouissance. De son côté il en serait privé, la jouissance se situant uniquement du côté de l’Autre. Dans la religion : Dieu interdit la jouissance pour la promettre dans l’au-delà. Dans la névrose : l’Autre demande au sujet sa castration pour en jouir[12].

Ce que j'aimerais vous faire entendre ce soir c'est qu'il y a un rapport à l'Autre, un certain rapport à l’Autre, pris dans les lunettes du fantasme, qui nous fait disparaitre en tant que sujet. Et c’est au cœur de notre discipline et de notre clinique. En tant que sujet, je peux disparaitre dans le rapport que j’établis à l’Autre, pour l’Autre, dans l’Amour que je porte à l’Autre, dans l’objet que je me fais pour l’Autre. Quelque chose de mon être lâche, quelque chose de mon être cède et je m’en remets à l’Autre pour conduire ma vie. Ça peut prendre de multiples formes, multiples et variés, plus ou moins aliénée, plus ou moins lâche. Autrement dit, je cède sur mon désir. Céder sur son désir, nous l'évoquions la dernière fois, Lacan a eu cette curieuse façon d'utiliser le verbe céder, non comme on en a l'habitude avec « céder à », comme céder à la situation, céder à la tentation, céder à la pulsion mais « céder sur » qui implique que ce sur quoi on a cédé – le désir – on le sacrifie, on y renonce. Et puisque le désir, c'est depuis Spinoza, « persévérer dans son être », lorsque nous cédons sur notre désir, nous cédons sur notre être. Et si l’Autre, qui n’existe pas, qui est un lieu, tenant lieu d’une place vide, un lieu évidé de jouissance, le lieu où se loge le désir, nous pouvons entendre que céder sur son désir revient à dire que je cède à l’Autre – celui que je fais exister –, je concède même à l’Autre cette place vide qui est le préalable à mon désir. Je remplis ce lieu vide d’une jouissance, que je suppose à l’Autre. Pour quoi ? Parce que tout sauf l’angoisse ! L’angoisse qu’engendre la rencontre de l’inexistence de l’Autre. C’est le fonctionnement même de la névrose : maintenir la croyance, l'illusion qu'il existe un Autre, une autorité, plus ou moins absolue, qui est garant de notre existence. Le névrosé fait exister un Autre, Autre de la garantie, Autre de la vérité, Autre de l’autorité, pour ne pas se confronter à l'angoisse de solitude structurale, l’angoisse révélatrice de notre division subjective, l’angoisse de castration fondamentale qui concerne toute existence, tout désir, toute relation. Le névrosé substitue au désir de l’Autre, qui n’existe pas, c’est le sien de désir (le désir de l’Autre), il y substitue la demande de l’Autre, celui qu’il fait exister à tout prix, pour mieux ne jamais se poser la question ou ne jamais y répondre, la question que son propre désir lui retourne qui n’est plus « que me veut l’Autre, ? » mais qu’est-ce que je me veux, moi comme Autre à moi-même ? Le sujet de l’inconscient naît très tôt, confronté au langage, confronté au lien au grand Autre qui sera le sien, réel, d’abord, l’Autre maternel. Car n’oublions pas qu’au départ il y a un Autre réel, il n’y a pas un Autre absolu, il y a quelqu’un qui nous transmet le code du langage, quelqu’un qui nous propose des mots pour traduire nos cris, quelqu’un qui a un timbre, une voix, une prosodie, une mélodie particulière qui charrient des affects, des silences, des soupirs, des rires. Ou pas. Et même avant l’entrée dans le langage, cet Autre, nous partagions son corps, et les premiers signifiants n’étaient pas des mots mais des sons, des battements intra-utérins, tout ce qui remplit la vie prénatale. Ainsi, il n’est pas possible de théoriser de façon générale le grand Autre, chacun a son grand Autre, avec ses signifiants particuliers qui nous contamineront, qui traverseront et marqueront notre corps, notre psychisme, notre désir. Un Autre qui pendant longtemps, très longtemps, nous fera exister. Mais quand on réfléchit et qu’on observe vraiment ses premières années entre une mère, un père, un tout petit, qui parle à qui ? L’enfant apprend-t-il à parler, ou plutôt à répondre à l’Autre ? Et puis qui porte qui ? Une mère, un père, avec son bébé dans les bras, qui porte qui ? L’incarnation de l’Autre, l’Autre que nous faisons exister via le fantasme, ne vient pas de nulle part. L’Autre du langage, c’est la mère qui en fait don, avec le sein et ce sont les signifiants de l’Autre qui sont traumatisants. Et puis cette langue, l’enfant « va l’évider de ce qui a pour matérialité de la mère c’est-à-dire les sons de la mère pour en faire une langue qui lui soit propre »[13]. C’est un vrai tricotage. Le petit d’homme a cette particularité de devoir vivre des années et des années durant assujetti à un Autre qui lui permettra de survivre d’abord, de vivre ensuite mais pour exister ? Il faudra bien le couper, ce cordon, et c’est tout notre travail de psychanalyste. Une relation qui a tant compté, cet Autre qui a tant compté, il nous a tant fait grandir, et à un moment, ce sera cette même relation qui nous empêchera de grandir davantage, qui nous fera souffrir, qui nous persécutera, c’est selon. C’est bien toute la complexité de l’être humain. Cet Autre de l’adresse originelle restera à jamais en nous. Nous le réinvitons lors d’une psychanalyse et nous en découvrons, au bout du compte, le caractère illusoire, la vacuité, nous découvrons à quel point, en prolongeant son existence, il nous épargne de nous confronter à la solitude structurale qui est la nôtre, en tant que sujet, et qui s’accompagne de l’angoisse propre au vivant du désir.

 

Cette angoisse, lorsqu’elle surgit dans la cure, est un indice précieux de la manière dont le sujet se confronte avec la possibilité de faire avec le vide de l’Autre, avec le non sens de l'existence et de la façon dont il s’avance vers la construction des objets de son désir. L'angoisse qui surgit dans la possibilité de s’affranchir de l’existence de l’Autre est ainsi voisine du désir. C’est Heidegger qui a eu cette jolie formule à propos de l’angoisse, dans « Qu’est-ce que la métaphysique ? » :

 

« L’angoisse de l’audacieux ne souffre pas qu’on l’oppose à la joie ni même à la jouissance facile d’une activité paisible. En delà de telles antinomies, elle entretient une secrète alliance avec la sérénité et la douceur du désir créant et agissant[14] ».

Le sujet naît très tôt, disais-je, mais cela ne veut pas dire qu’il reste sujet tout le temps. La castration symbolique, nous la rencontrons très tôt, mais cela ne veut pas dire qu’elle est opérante dans la vie du sujet. Le sujet disparaît à bien des moments, dans des moments de sidération, des moments traumatisants, dans des rapports d’autorité, dans la confrontation au sexuel, dans des mauvaises rencontres, dans des moments de perte etc. Je me suis longtemps posé la question, j’en ai parlé ici, de savoir si le désir et la castration advenaient par la psychanalyse ? Puisque nous arrivons à la psychanalyse bien souvent perdus quant à notre désir, en panne quant à notre désir, est-ce l’analyse qui le réinvite ? Le réinvente ? Le provoque ? Le fait naître ? Il y avait comme une impasse logique, le désir et la castration étant des faits de structure, donc déjà là, et pourtant, la psychanalyse n’existerait pas si cela était suffisant. Alors, que propose la psychanalyse à cette impasse ? Je dirai ce soir une opération de réduction. Réduction de l’Autre du fantasme à sa pure fonction logique, ce qui suppose une opération de disjonction : disjonction du désir et du fantasme, qui décolle le sujet de tous les artifices qu’il met en place pour ne pas se confronter au réel de sa structure et aux condition qu’exige le désir pour rester vivant. Vivant. La clinique nous montre à longueur de journée des femmes et hommes qui vivent, à moitié déjà morts. Ils ont perdu leur boussole, la boussole du désir dont tu nous parleras Carlos. Il l’ont perdu puisque le désir, c’est ce qui nous fait exister, c’est ce qui nous donne le sentiment de la vie. Force est de constater que beaucoup perdent cette boussole et disparaissent eux même en tant que sujets. Ils quittent cette position, à un moment ou un autre, dans leur existence. Ce sont des états dans lesquels l’objet a, en tant qu’il manque, perd sa fonction de cause du désir.

Si les patients sont en panne de désir, c’est que l’objet cause du désir peut perdre sa fonction de cause. La question est de savoir comment l’objet a peut perdre sa fonction de cause, ce qui implique une autre question : comment l’objet a acquiert-il sa fonction de cause ? Nous pourrons en discuter je l’espère. Il me semble que la psychanalyse est utile à ces problématiques d’existence afin que celle-ci, l’existence, puisse s’orienter à partir du désir et non plus du fantasme.

De quoi témoigne la clinique psychanalytique ? Il y a des sujets qui sont par exemple incapables de se prononcer avant qu’un Autre leur ait indiqué quoi faire, comment faire. D’autres courent de spécialistes en spécialistes pour se voir nommer par l’Autre selon tel ou tel diagnostic. Il y en a qui sont totalement inhibés dans leur vie, figés qu’ils sont par le jugement supposé d’un Autre qui les foudroie sur place. Il y en a qui sont littéralement perfusés à la parole d’un Autre qui apparemment a raison sur tout, y compris sur eux-mêmes. Il y en a encore qui passent leur vie à lutter contre un Autre : ils sont fâchés, parce qu’ils ne veulent pas se soumettre ni correspondre à cet Autre fantasmé qui pourrait en jouir. Ils refusent la jouissance de l’Autre ! D’autres, au contraire, se régalent que l’Autre puisse jouir de leur soumission car ils espèrent bien en récupérer un bout de leur superbe, puisqu’ils y participent ! Bref, la clinique aurait beaucoup à dire.

Pour que la disjonction entre fantasme et désir s’opère, il faudra s’affronter à l’horreur du savoir et donc, aller au-delà du transfert. Il faudra à un moment renoncer au transfert, puisque ce que le sujet a en horreur, c’est de savoir que le fantasme ou le délire participent d’un évitement de la mise en question de l’existence de l’Autre. C’est aussi au psychanalyste, quand même, de favoriser cette mise en question de l’Autre, et sa dé-supposition de sujet supposé savoir. Si l’analyste croit qu’il est en droit d’incarner l’Autre, il éternise le transfert et fait perdurer la névrose.

« Le progrès de la cure est congruent avec la déconstruction des fiction (réduction du sujet supposé savoir, démontage du fantasme, désinvestissement des significations du délire) qui convoquent l’Un et sa jouissance à la place de l’Autre qui n’existe pas. »[15]

C’est ainsi que nous pouvons entendre l’« ascèse[16] » psychanalytique proposée par Lacan, « du fait des remaniements libidinaux et de la dévalorisation de la jouissance du symptôme et du fantasme qu’elle implique »[17].

L’athéisme psychanalytique suppose plusieurs points intéressants, qui prêtent souvent à confusion et qu’il convient aussi de resituer. J.J Rassial a cette jolie façon de dire que la cure produit trois gains subjectifs majeurs : : un gain d’humour, un gain de charme et un gain de laïcité[18]. En ce qui concerne le gain de laïcité, il ne peut se faire sans une certaine opération concernant la fonction du père dans l’inconscient. La réalité psychique qui gravite autour du père et de sa fonction est de fait, religieuse. Elle entretient par conséquent un amalgame entre l’Autre et le père[19]. On le sait depuis Freud et notamment, le fantasme de fustigation qu’il a étudié en 1919. Père symbolique, père imaginaire, père réel. La traversée du fantasme, qui fait choir la croyance en la menace de castration qui faisait exister l’Autre, invite le sujet à reconsidérer son rapport à la demande de l’Autre et à réviser son rapport au « Père du fantasme qui demande et qui châtre, lequel ne se révèle n’être finalement qu’un homme de paille dont la jouissance n’était alimentée que par le sujet. De là s’ensuit que l’Autre n’est pas le Père. Il manque et il désire. L’Autre n’existant pas comme Un, l’analysant, en ce point de son analyse, se confronte à ce qu’est l’Autre comme étranger radical "avec quoi rien ne [le] lie de facteur commun"[20] ». Quel est le fruit de cette opération ? Un rapport au signifiant d’une toute autre souplesse, d’une toute autre texture « et plus largement, un remaniement du lien du sujet à la langue et donc à l’Autre majuscule »[21]. À la fin d’une cure, nous ne sommes plus déterminés par exemple par les signifiants de notre milieu d’origine. Pour citer Alain Vanier[22], nous sommes en fin d’analyse tous des émigrés ! On ne s’identifie plus aux signifiants de nos origines ni des milieux dans lesquels on s’inscrit.

 

Il y a un autre amalgame assez facile dans notre discours psychanalytique : celui du désir le l’Autre et du désir de l’Autre maternel. J’ai trouvé chez Solange Faladé[23] ce rappel fort précieux, que le désir de l’Autre maternel, a à voir avec S1. L’enfant rencontre le désir de la mère dans l’intervalle S1 – S2. Puis il rencontre le désir de l’Autre avec le S2, dans la séparation d’avec le S1. Le désir de l’Autre, et donc le manque dans l’Autre, implique donc une première séparation d’avec le désir de la mère. L’Autre majuscule se constitue grâce à la séparation d’avec l’Autre maternel.  Et c’est ce désir de l’Autre qui est le désir de l’homme, et il a à voir avec le S2, le signifiant du manque dans l’Autre. Ce n’est donc pas le même temps, ni la même opération de structure.

 

Un dernier amalgame que je souhaiterais aussi préciser en ce qui concerne le désir de l’analyste justement, et la position qui est la nôtre, quand on s’autorise psychanalyste : dire que l'Autre n’existe pas ce n'est pas rejeter l'Autre. Au contraire, reconnaître l’inexistence de l’Autre, d’une certaine manière, c’est apercevoir l’altérité radicale qui est la nôtre : le désir met le sujet dans un état d’altérite par rapport à lui-même ! Ce n’est pas rejeter l’Autre, c’est juste ne plus le projeter à l’extérieur de soi. De même, la destitution du sujet supposé savoir à la fin d'une cure et la chute du transfert ne sont pas ni le rejet de son analyste, ni de son savoir[24]. Faire un tel raccourci serait ne pas saisir de la complexité en jeu. Ce n'est pas un rejet mais la réalisation de certaines limites, celle du Réel en jeu : la reconnaissance que le savoir n’a pas de sujet, qu’il n'y a pas de sujet supposé au savoir, y compris soi-même. Y compris soi-même ! C’est un nouveau rapport au savoir qui s’ouvre grâce à une psychanalyse. Ce n'est pas seulement l’analyste qui est destitué, c'est également soi-même. Ainsi, c'est pouvoir reconnaître et accéder au fait que, du savoir, il n’existe que des énoncés multiples, et que le savoir prononcé par un tel ne vaut que pour un tel, même si la mise en commun entre analystes est évidemment souhaitable et parfois féconde. Le savoir ne dépend que de la position subjective de celui qui l'énonce. Et parfois, heureusement, une transmission a lieu. Mais c’est grâce à un rapport dégonflé au savoir que chacun peut humblement s’autoriser à élaborer ce qui lui est accessible, à partir de sa propre langue, celle-là même qu'il aura découverte dans sa cure, au lieu de répéter stérilement la langue d’un Autre. Autre majuscule ! Qu'il continuerait donc à faire exister, si vous me suivez…

 

C’est parfois l’un des écueils que nous remarquons dans certains groupes analytiques qui par imitation ou identification, finissent par parler la même langue, utiliser les mêmes mots autorisés et en exclure d’autres. Tout ceci constituant, comme le soulevait déjà à l’époque Jean Clavreul, un discours avec de nouveaux idéaux, et par conséquent de nouvelles contraintes, faisant ainsi de la psychanalyse elle-même un agent du refoulement, ce qui est rigoureusement le contraire de ce qui est sa destinée[25]. Clavreul n’avait pas peur de dire que la formation du psychanalyste ne sera jamais le fruit d’une Ecole, puisqu’elle transforme inévitablement le désir en obligation et renforce les refoulements. Il témoignait dans son livre sur La formation des psychanalystes, de la même façon que certains ici aussi l’ont constaté dans diverses sociétés de psychanalyse, de comment certaines procédures de passe consistent davantage à dire « le mot de passe », à dire l’attendu, plutôt qu’à témoigner d’une position singulière et inédite. Quelle illustration magistrale d’une Autre façon, d’une énième façon, de faire exister l’Autre.

 

Il faut dire qu’il aura fallu du temps et beaucoup d’élaborations, de la part de nombreux psychanalystes, pour en arriver à ce que je vous formule ce soir. Les conceptions de la cure ont beaucoup évolué au cours du temps. Rappelez vous comment Lacan avance d’abord qu’il y un Autre de l’Autre[26], avec notamment le signifiant du Nom-du-Père qui viendrait en extériorité faire exception à l’ensemble des signifiants. Il y aurait donc un signifiant qui serait en dehors de l’ensemble des signifiants, en dehors de l’Autre, pour faire tenir l’ensemble. La cure elle-même, par conséquent, était orientée par la trouvaille de ce signifiant du Nom-du-Père. Confronté à l’impasse logique mais aussi clinique d’une telle hypothèse, Lacan est revenu sur cette thèse pour dire finalement qu’il n’y a pas ce signifiant, qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre.

 

Il y a eu un temps où la psychanalyse avait même pour visée de retrouver l’objet perdu, et même, il y a eu un temps où la visée de la cure était l’identification à l’analyste.  La conception de la cure évolue au fur et à mesure, selon les avancées, mais aussi selon certains dogmes choisis dans les Ecoles. À nous de les mettre à l’épreuve de la clinique. En l’occurrence, proposer que la cure analytique aboutisse à ce que le sujet s’affronte à l’inexistence de l’Autre me semble être une proposition strictement à l’inverse de l’identification à l’analyste… Mais pour être juste, il faut aussi dire que ce sont bien les identifications qui sont les plus difficiles à travailler dans la cure et qui résistent tant à céder puisque l’identification est un tel support d’existence ! Un tel support. Comment soutenir son existence autrement ?!

 

Il aura fallu attendre Lacan, et quelques autres, pour que la cure ait une tout autre visée. Et cette visée, ce n’est rien d’autre que celle de retrouver, ou pour mieux dire, de repérer, le lieu vide d’où le désir tire sa cause. Rien à retrouver donc, rien à imiter non plus mais parvenir à supporter la béance sur laquelle s’ouvre la dimension du désir. Parvenu à ce point, il ne reste plus qu’à inventer : c’est cela, me semble-t-il, l’au-delà de la cure analytique.

 

« Cette invention est pour chacun sans précédent. C’est un acte sans généalogie. Manière de dire que c’est un acte qui ne s’inspire d’aucun Autre qui existerait. Il s’appuie plutôt sur l’Autre qui n’existe pas et sur son signifiant qui n’était pas déjà là avant la cure[27] ».

 

Cet inédit, il n’est pas sans convoquer l’angoisse : celle de la rencontre avec sa subjectivité, sa division, son désir ; « comme une porte qui s’ouvre vers la matérialité d’un désir qui ne trouve plus l’appui d’alors ». Ce qui faisait l’appui d’alors n’apparaît plus que comme illusion : l’Autre n’existe pas. L’Autre n’est rien d’autre que ce que je fais fonctionner moi-même par structure, du fait de mon aliénation et de ma constitution par le langage. Il n’y a personne pour sauver mon désir, personne pour l’assumer à ma place. Et même, tout Autre que je faisais fonctionner via mon fantasme me privait de mon désir, me faisait disparaître en tant que sujet. Faire exister l’Autre, c’est une cession subjective. C’est en tout cas une proposition que je formule ce soir. Faire exister cet Autre auquel on se voue, c’est consentir à une cession subjective. Ce qui ne veut pas dire que s’assumer en tant que sujet implique de se passer de l’Autre symbolique. Sujets du langage nous le serons toujours. Le désir, tout comme le sujet, n’est jamais en pure autonomie. Cela dit, cela ne veut pas dire non plus que nous ne puissions rien faire de la vacuité de l’Autre. Seulement, c’est peut-être là qu’il faut réfléchir au lien entre ce Réel de l’inexistence de l’Autre et la fonction du symptôme: le symptôme ne pointe-t-il pas le bout de son nez face à l’insupportable de l’inexistence de l’Autre ?

 

[1] Guérin, Nicolas. « L’Autre qui n’existe pas et son interprétation », dans Petit, L. (dir.). La question de l’Autre. Autour des travaux de Jean-Jacques Rassial, Toulouse, Erès, 2023, p. 109.

[2] Faladé, S. (1988-89). Le moi et la question du sujet, Paris, Economica, 2018, p. 273.

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